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Sous Les Larmes Des Vierges
12 octobre 2006

Je rêve souvent de Tomohiko

Longtemps que les séances d'acuponcture gothiques ne faisaient plus rien à Angus. D'autres aiguilles tricotaient sur le corps écorché du petit Tomo. Des pinces écartaient les chairs rougies, les aiguilles sondaient les connections synaptiques, une à une, et informaient les sondes placées sur la boîte crânienne épluchée, pour validation. Viendraient plus tard la phase de tests fonctionnels, où un enchaînement d'opérations stéréotypées (programmées par Tomo, pas fou) viendraient se succéder à des cadences de plus en plus infernales.

La difficulté du réveil des connectés résidait dans la complexité des matrices de connexion internes. Normalement, un connecté ne "pensait" pas par lui-même à proprement parler. Son corps l'informait via la sphère, sa mémoire se nourrissait à même la sphère, et tout ce qui pouvait émaner de lui avertissait la sphère à des débits vertigineux. Particulièrement sur la planète des jeux, dont toute l'économie en dépendait.

Généralement, on en mourait. Comme un gremlins au micro-onde. Le premier virus tapi dans une sous-sphère tropicale, une sphère de Sloterdijk par exemple, se jetait sur un connecté un peu frêle, tout pataud dans son écorce placentaire, l'éloignait du troupeau, et le bouffait tout cru en un "gros câlin" fatal. Espérance de vie d'un connecté : 6 mois. Certains signaient pour un retour en arrière, s'ils avaient pris soin, de contracter une assurance de sauvegarde en soul-base. Mais vieille de quand ? Trop récente et le virus était peut être déjà là, embryonnaire mais vivace. Trop vieille et c'était une régression. Toute relative la régression, puisque, par essence, on ne pouvait se souvenir (et a fortiori regretter) une existence que l'on n'avait pas eu l'occasion de vivre justement. Mais ça foutait le cafard quand même, par anticipation rétrospective.

Les connecté dépendaient totalement de la sphère. Ils vivaient par procuration et condescendaient à se servir de leur corps d'enfant du bout des lèvres, quel intérêt. Ils se contentaient de synthétiser, et de décider, la plupart du temps submergés d'influx cacophoniques. Ils jouaient à vivre. Quand ce n'était pas un virus qui vous snipait - et donc libérait un corps à courte échéance, qui se revendait au marché parallèle -, c'était un blues monstrueux qui vous faisait bouillir le cervelas. Décider de quoi, pour quand, avec quel impact ? Même le temps de la décision était une ressource raréfiée, que d'autres prothèses vous aidait à gérer, elles mêmes consommatrices et avares de votre attention, que les stimuli s'arrachaient. Un jeu de Tétris fou, aux pièces hystériques et difformes, sans préavis. Seuls quelques stratèges sortaient du lot, sélection naturelle pour l'industrie du jeu.

Tomo avait 68 ans, près de deux fois l'âge d'Angus, et trois fois celui de Lucia. Tomo était le seul connecté recensé ayant dépassé la 20aine d'années standards. Tomo était un Dieu vivant, un guerrier, un survivant, un dinosaure émacié mangeur d'étoiles. Hébergé dans une boîte crânienne de gosse de 5 ans, Tomo était une antiquité flamboyante, résumé compacté de centaines de milliards de vies. Un Dorian Gray ressuscité. Non, un Dorian Gray même pas mort.

- "Ok, ça va, fermez". Angus était saoulé du point de croix.

- "Comme il vous plaira, souhaitez vous être informé de l'avancée des tests fonctionnels détective Angus O'Doul ?", proposa l'étant-un, avec une naïveté toute protocolaire.

- "Fais chier"

- "Nous vous préviendrons quand il sera sur pied. Ses chances de ..."

La chaise fit voler en éclat le visage de particules androgyne, comme un cachalot dans un banc de crevettes moiré. L'étant-un se refit une beauté nébuleuse, et disparut dans un tableau de maître, liquéfié de tant de mépris. Un Renoir joyeusement guinguette fit l'affaire. Les étant-un étaient des intelligences composites, en l'espèce, celui-ci représentait l'ensemble du personnel de la clinique de réveil. L'étant-un agrégeait leurs pensées, et représentait leur communauté auprès des tiers : patients, fournisseurs, autorités. Les étant-un étaient par construction consensuels, donc fades et écoeurant de compromis. Imaginez deux secondes un logo dessiné par une assemblée de copropriétaires et vous aurez une petite idée de la psychologie d'un étant-un. De la soupe à communiquer, de la dilution d'avatar avec une répartie de moule marinière. Les étant-un médicaux n’étaient pas les plus futés du lot, pour couronner le tout, ennuyer à mourir ne faisant pas partie des maladies nosocomiales recensées.

J'adorais Tomo. C'était le grand-père idéal : cynique et lyrique à la fois. Il avait fait une copie de lui-même, sentant sa fin proche, dans une série de lycaons en peluche qui avait fait un tabac dans les milieux pédagogiques aristocrates et haut-bourgeois de la guilde. Papa me l'avait rapporté d'une mission, un de ses clients lui avait offert - que lui avait-il offert en échange ? - en me disant qu'il était unique, qu'il ne fallait surtout pas en parler à ma mère. C'est comme ça que j'ai passé les 10 premières années de ma vie avec Tomo 1.0 dans la poche, avant qu'on me le vole.

C'était une version de lui-même un peu rustique bien sûr, et lourdement handicapées puisqu'il n'était pas connecté. Mais vers la fin de sa vie, Tomo avait réussi, au prix d'efforts monstrueux, à s'extraire, à s'extirper des tentacules intimes de la sphère. Comme ces cétacés qui portent des traces de Calamar géant sur la peau, en forme de soucoupes, Tomo avait gardé des impacts irréversibles de ses échanges fusionnels avec la sphère. Pas vraiment un Altzheimmer, car la mémoire s'achetait et se greffait à loisir, mais des béances plus nostalgiques : le constat d'une inaccessibilité fondamentale, une mélancolie de surface. Une condamnation au partage de séparations dans la relation à l'autre. Ecouter, voir, sentir, et se contenter de ne faire que ça quand on a tété au sein de la sphère pendant des années ... Mais comme grand-père en peluche il était parfait. Il critiquait tout, les règles, les codes, les symboles, les rites qui cernaient mon quotidien. Et quand je baissais les bras, de tant de filets au dessus et au dessous de moi, apprenti funambule interrogeant sa valeur, il me regonflait, me hurlait de reprendre mon balancier où je l'avais laissé. Un jour de noirceur crasse, où je mordais la sciure de mes velléités putassières, il est sorti de lui, littéralement. Il ne l'avait jamais fait, il s'était réservé pour ce moment. Le lycaon a émis des ondes vers des holo-tags tout proches, et il m'est apparu. Il s'est incarné en grand-père. Je revois ses mains ridées, momifiées, sa chevalière qui brillait, son bras sur l'accoudoir, ballant, comme offert à la saignée. Il m'a parlé longtemps, il riait, il m'a parlé de lui, de ce qui l'avait fait se retirer de la scène. De la vie d'homme qu'il me fallait me construire, des erreurs que j'allais devoir commettre et dont il ne me parlerait pas, pour que j'en bave, que je m'écrive. Et puis j'ai vu les vers grouiller sous sa peau, pour présager du squelette qu'il serait, symboles des connections déchues. Ses pores se refermaient sur lui, autant de nombrils tueurs. Je pense qu'on ne me l'a pas volé. Qu'il s'est dissout dans ma poche. Maman pense que je suis lui, quand je la fais pleurer. Mais elle se sent coupable. Tomoïko pas. Tomoïko avait expié.

Angus se démangeait. Le décalage corporel le travaillait et il voulait regagner sa peau coûte que coûte. Un traitement de choc s'imposait. Sur la planète des jeux, la planète des 5 lunes, ce n’étaient pas les distractions qui manquaient.

- "Clinique ?". Dégoulinade de Renoir androgyne

- "Détective Angus O'Doul ?"

- "Je veux jouer !"

- "Multi, Bi, Solo ?"

- "Bi "

- "Stratégie, art, combat, sexe ?". Ondes de choc dans la pièce de Lucia.

- "Fermez la cloison vers Lucia, barrage ionique maximal"

- "C'est fait"

- "Renforcez les pare-feux. Vous avez une sensitive de niveau impérial là dedans, si la moindre parcelle de mes pulsions passent la cloison, vous aurez sa mort sur les bras, et vous rendrez des comptes à la Ranx"

- "Pare-feux mis en place détective O'Doul : art, combat ou sexe ?"

Angus interrogea sa soif.

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