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Sous Les Larmes Des Vierges
12 octobre 2006

Tomohiko parle aux volcans

Les premières minutes de l'entretien se déroulèrent de manière tout à fait conventionnelle. Angus passait ses mains sur le crâne de Lucia, assise à ses pieds, comme un basketteur assurant sa prise de balle, pendant qu'Otto exposait la situation.


Lucia avait tout d'abord cru qu'Otto était un émetteur prolixe. Les signaux étaient explicites, elle le voyait tester Angus, planter ses banderilles, le dépecer de sa fierté, quand il l'acculait dans un coin. Angus rugissait, s'échappait, fonçait tête baissée. Otto le jaugeait, esquivait, et le plaquait à nouveau au sol. Rustaud, Angus avait un faible pour les autorités naturelles. Sa tête n'était jamais aussi belle qu'au moment où elle allait se fracasser contre un voile de granit.


Et puis le contact cessa. Otto savait à qui il avait à faire. Soulagé, fier de son choix. Et il exprima tout à coup vers Lucia des messages d'une violence insoutenable. Gorgés de libido, de désir brut, quelque chose de bestial, de primitif que Lucia avait de la peine à contenir tellement ils accédaient en prise direct avec ses récepteurs. Il laissèrent place, soudain, à de l'angoisse, hurlante, stridente. Lucia se replia sur elle-même. Elle fit abstraction des leurres qu'Otto émettait dans sa direction pour brouiller sa lecture. C'était grossier mais efficace. Aussi rudimentaires que soient ces transmissions, elles indiquaient que la Ranx maîtrisait la technologie des sensitives, à quelques mètres au moins. Tomo s'en doutait, et avait souhaité écarter Lucia du voyage. Animal de compagnie ou cobaye? Elle s'abandonna à la main d'Angus, se concentra sur ses émotions à lui, plus familières, en laissant circuler les leurres sans traitement.

***


Enfoui dans un replis de lui-même, l'âme amputée, Tomo se souvenait de ses années d'avant la connexion.


Il m'en parlait souvent. Je le bombardais de questions sur son enfance, sans doute pour conjurer quelque chose. Mes copains questionnaient des IAs, mais moi je savais qu'en interrogeant Tomo, j'avais autre chose que du savoir, l'épaisseur des faits. Il étanchait ma soif, sans agacement mais toujours elliptique, comme s'il refusait de condescendre à la pédagogie.


Il était né dans les mines de datium de la nouvelle Sakhaline. Ses parents faisaient partie de la troisième génération de colons. Les nodules qu'ils arrachaient à la croûte étaient le combustible en vogue à l'époque. L'extraction était plutôt facile et une petite colonie suffisait à exporter un tonnage spectaculaire vers les générateurs de l'empire. Un ballet incessant de tracto-bots perforaient le sol et recrachaient les gangues de datium en gerbes drues, vers les broyeuses-concasseuses qui les survolaient. Les raffineries aspiraient les nodules puis les liquéfiaient pour l'export.


En théorie, peu d'humains étaient nécessaires à  l'exploitation et la compagnie minière était florissante. Jusqu'à la troisième génération. Les nano-poussières de datium jusques là n'avaient eu aucun effet secondaire, et aucune altération génétique n'avait été signalée sur les populations exposées. Le protocole complet avait été respecté à la lettre, mais l'échantillon humain était si peu représentatif qu'un risque subsistait toujours, et la périphérie de la galaxie n'était pas le lieu de visite favori des brigades d'inspection sanitaire de l'empire. Les parents de Tomo, sa mère d'abord, virent leur peau se boursouffler, peu après sa naissance. Des tâches blanchâtres recouvrirent les seins de Naoko alors qu'elle l'allaitait encore. Un sevrage forcé dont il se sentit coupable pendant des années. Ses tâches de lait recraché qui se refusait à lui et la faisaient souffrir. Peu de temps après Tsuyoshi, son père, développa la même maladie, et peu à peu toute la colonie fut atteinte par une immuno-défficience sans doute génétiquement provoquée. La compagnie fut contrainte de placer les enfants en isolement tant pour les protéger du bouillon de culture virale qu'étaient leurs parents que des poussières de datium.


Tomo connût les caresses gantées de sa mère, puis ses sourires symboliques, et vers la fin, ses messages oculaires quand ses membres ne purent plus s'autoriser le dialogue. Sa peau craquelée baignait dans des bandelettes huilées qui suintaient sur la bulle qui la séparait de son fils.


La compagnie dût rogner ses marges, en offrant des corps de substitution à la plupart des colons au fur et à mesure de leur dégénérescence. Mais le coût en était prohibitif et les travailleurs étaient priés, incitation financière à la clef, de faire tenir leur corps le plus longtemps possible. C’était sans compter sur la réaction de l’agent infectieux qui s’adapta et consumait les corps à un rythme de plus en plus élevé. Tsuyoshi, alors directeur de l'exploitation, et Naoko, en un acte de foi qui allait sceller la mort de la colonie, refusèrent le troc de la compagnie, et conservèrent leur corps pourrissant jusqu'à en être dévoré. Auprès d'eux, et de place en place dans la galaxie, une secte se constitua, "les doloristes", qui communia autour de cette immolation lente.
Assez curieusement, on retrouva des stigmates semblables chez des individus n'ayant eu aucun contact avec le minerai coupable.


Bien avant de voir mourir sa mère, Tomo se retrancha dans l'univers du jeu. Son père partageait avec lui les plans de l'exploitation et ils rationalisèrent petit à petit la logistique de la mine. Une à une, les immenses extrudeuses passèrent sous le contrôle des IAs que Tomo dédiaient à cette tâche. Les aléas géologiques devinrent des variables jouets, au point que l'état des réserves fut soigneusement camouflé aux comptables de la compagnie. Avec la somme d'expériences explosives accumulées, Tomo devenait capable de simuler des effondrements de pans entiers de galerie et donc de prévoir les niveaux d’extraction et de rentabilité de la mine.


Au dernier anniversaire de sa mère, il l'emmena à bord d'une broyeuse vers la partie volcanique du continent et pilota des détonations qui répandirent des coulées de lave, jusqu'à signer son nom. Et même si l'état de sa peau ne permettait même plus de brancher des connecteurs, les pulsations de ses iris lui parlaient encore quelques heures avant son décès. Comme le fit son père plus tard, elle refusa la réincarnation, la mémoire de la douleur était trop indélébile pour se laisser duper par un tel subterfuge.


La holding minière, en partie grâce aux simulations de Tomo, mais très certainement pour étouffer l'offensive des doloristes sur son image, transforma la colonie en site pilote sans présence humaine, et rapatria les derniers survivants. Je pense que Tomo haïssait profondément la démarche doloriste. Politiquement il était consterné par le degré d'exploitation qu'avait du subir ses parents au nom d'un stoïcisme sacrificiel totalement incongru.

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