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Sous Les Larmes Des Vierges

12 octobre 2006

Tomohiko parle aux volcans

Les premières minutes de l'entretien se déroulèrent de manière tout à fait conventionnelle. Angus passait ses mains sur le crâne de Lucia, assise à ses pieds, comme un basketteur assurant sa prise de balle, pendant qu'Otto exposait la situation.


Lucia avait tout d'abord cru qu'Otto était un émetteur prolixe. Les signaux étaient explicites, elle le voyait tester Angus, planter ses banderilles, le dépecer de sa fierté, quand il l'acculait dans un coin. Angus rugissait, s'échappait, fonçait tête baissée. Otto le jaugeait, esquivait, et le plaquait à nouveau au sol. Rustaud, Angus avait un faible pour les autorités naturelles. Sa tête n'était jamais aussi belle qu'au moment où elle allait se fracasser contre un voile de granit.


Et puis le contact cessa. Otto savait à qui il avait à faire. Soulagé, fier de son choix. Et il exprima tout à coup vers Lucia des messages d'une violence insoutenable. Gorgés de libido, de désir brut, quelque chose de bestial, de primitif que Lucia avait de la peine à contenir tellement ils accédaient en prise direct avec ses récepteurs. Il laissèrent place, soudain, à de l'angoisse, hurlante, stridente. Lucia se replia sur elle-même. Elle fit abstraction des leurres qu'Otto émettait dans sa direction pour brouiller sa lecture. C'était grossier mais efficace. Aussi rudimentaires que soient ces transmissions, elles indiquaient que la Ranx maîtrisait la technologie des sensitives, à quelques mètres au moins. Tomo s'en doutait, et avait souhaité écarter Lucia du voyage. Animal de compagnie ou cobaye? Elle s'abandonna à la main d'Angus, se concentra sur ses émotions à lui, plus familières, en laissant circuler les leurres sans traitement.

***


Enfoui dans un replis de lui-même, l'âme amputée, Tomo se souvenait de ses années d'avant la connexion.


Il m'en parlait souvent. Je le bombardais de questions sur son enfance, sans doute pour conjurer quelque chose. Mes copains questionnaient des IAs, mais moi je savais qu'en interrogeant Tomo, j'avais autre chose que du savoir, l'épaisseur des faits. Il étanchait ma soif, sans agacement mais toujours elliptique, comme s'il refusait de condescendre à la pédagogie.


Il était né dans les mines de datium de la nouvelle Sakhaline. Ses parents faisaient partie de la troisième génération de colons. Les nodules qu'ils arrachaient à la croûte étaient le combustible en vogue à l'époque. L'extraction était plutôt facile et une petite colonie suffisait à exporter un tonnage spectaculaire vers les générateurs de l'empire. Un ballet incessant de tracto-bots perforaient le sol et recrachaient les gangues de datium en gerbes drues, vers les broyeuses-concasseuses qui les survolaient. Les raffineries aspiraient les nodules puis les liquéfiaient pour l'export.


En théorie, peu d'humains étaient nécessaires à  l'exploitation et la compagnie minière était florissante. Jusqu'à la troisième génération. Les nano-poussières de datium jusques là n'avaient eu aucun effet secondaire, et aucune altération génétique n'avait été signalée sur les populations exposées. Le protocole complet avait été respecté à la lettre, mais l'échantillon humain était si peu représentatif qu'un risque subsistait toujours, et la périphérie de la galaxie n'était pas le lieu de visite favori des brigades d'inspection sanitaire de l'empire. Les parents de Tomo, sa mère d'abord, virent leur peau se boursouffler, peu après sa naissance. Des tâches blanchâtres recouvrirent les seins de Naoko alors qu'elle l'allaitait encore. Un sevrage forcé dont il se sentit coupable pendant des années. Ses tâches de lait recraché qui se refusait à lui et la faisaient souffrir. Peu de temps après Tsuyoshi, son père, développa la même maladie, et peu à peu toute la colonie fut atteinte par une immuno-défficience sans doute génétiquement provoquée. La compagnie fut contrainte de placer les enfants en isolement tant pour les protéger du bouillon de culture virale qu'étaient leurs parents que des poussières de datium.


Tomo connût les caresses gantées de sa mère, puis ses sourires symboliques, et vers la fin, ses messages oculaires quand ses membres ne purent plus s'autoriser le dialogue. Sa peau craquelée baignait dans des bandelettes huilées qui suintaient sur la bulle qui la séparait de son fils.


La compagnie dût rogner ses marges, en offrant des corps de substitution à la plupart des colons au fur et à mesure de leur dégénérescence. Mais le coût en était prohibitif et les travailleurs étaient priés, incitation financière à la clef, de faire tenir leur corps le plus longtemps possible. C’était sans compter sur la réaction de l’agent infectieux qui s’adapta et consumait les corps à un rythme de plus en plus élevé. Tsuyoshi, alors directeur de l'exploitation, et Naoko, en un acte de foi qui allait sceller la mort de la colonie, refusèrent le troc de la compagnie, et conservèrent leur corps pourrissant jusqu'à en être dévoré. Auprès d'eux, et de place en place dans la galaxie, une secte se constitua, "les doloristes", qui communia autour de cette immolation lente.
Assez curieusement, on retrouva des stigmates semblables chez des individus n'ayant eu aucun contact avec le minerai coupable.


Bien avant de voir mourir sa mère, Tomo se retrancha dans l'univers du jeu. Son père partageait avec lui les plans de l'exploitation et ils rationalisèrent petit à petit la logistique de la mine. Une à une, les immenses extrudeuses passèrent sous le contrôle des IAs que Tomo dédiaient à cette tâche. Les aléas géologiques devinrent des variables jouets, au point que l'état des réserves fut soigneusement camouflé aux comptables de la compagnie. Avec la somme d'expériences explosives accumulées, Tomo devenait capable de simuler des effondrements de pans entiers de galerie et donc de prévoir les niveaux d’extraction et de rentabilité de la mine.


Au dernier anniversaire de sa mère, il l'emmena à bord d'une broyeuse vers la partie volcanique du continent et pilota des détonations qui répandirent des coulées de lave, jusqu'à signer son nom. Et même si l'état de sa peau ne permettait même plus de brancher des connecteurs, les pulsations de ses iris lui parlaient encore quelques heures avant son décès. Comme le fit son père plus tard, elle refusa la réincarnation, la mémoire de la douleur était trop indélébile pour se laisser duper par un tel subterfuge.


La holding minière, en partie grâce aux simulations de Tomo, mais très certainement pour étouffer l'offensive des doloristes sur son image, transforma la colonie en site pilote sans présence humaine, et rapatria les derniers survivants. Je pense que Tomo haïssait profondément la démarche doloriste. Politiquement il était consterné par le degré d'exploitation qu'avait du subir ses parents au nom d'un stoïcisme sacrificiel totalement incongru.

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12 octobre 2006

Tomohiko entre en hibernation

Autour de Lucia et d’Angus s’étaient matérialisés deux ovoïdes de micro-apesanteur, placées dans des coquetiers géants. Leurs corps y flottaient, séparés par les membranes isolantes, scrutés, scannérisés, autopsiés. Manquait la neige pour faire cadeau souvenir, mais un fluide visqueux aux replis fractals dégoulinait du sommet des œufs. Angus prenait machinalement appui sur une paroi pour se projeter vers l’autre. Dans la position du lotus, Lucia, des bras, offrait sa sérénité à Angus, le son de sa voix, étouffé par les membranes, lui parvenait en vibrations. Angus n’imagina même pas transpercer sa coquille, et pour elle, il plaça son corps en routine. Il se fit projectile, élaborant des schémas à plusieurs rebonds, et bombant la paroi à chaque impact.

- « Jeunes gens, vous ne comptiez tout de même pas faire entrer ce pirate dégénéré dans le cône ? » La voix les surprit. Elle perlait de toutes les surfaces. Son timbre était légèrement nasillard, soutenu par un coffre puissant et déterminé. Une voix à qui personne n’avait donné d’ordres depuis des décennies.

Le visage d’Otto apparu sur la face interne du cône, au dessus d’eux, la bouche coïncidait avec l’entrée, ce qui lui donnait des allures de totem. Un totem sans âge, émacié. Les maxillaires saillaient, déformaient l’épiderme d’une rectitude sans cesse réaffirmée, irascible. Otto éclata de rire, dévoilant des incisives incrustées d’écrans. Il feint de souffler sur les deux ovoïdes, qui basculèrent hors de leurs coquetiers et roulèrent sur le sol jusqu’à percuter le comptoir d’accueil. Les membranes se déchirèrent laissant échapper les deux humains qui redécouvrirent la pesanteur à leurs dépens. Infortunés girafons.

- « Angus O’Doul, je vous attendais. Montez me rejoindre dans la salle du conseil. Vous pouvez emmener votre sensitive, mais elle ne vous sera pas d’une grande utilité dans le cône. Animal de compagnie peut-être. »
- « Et Tomohiko ? » Répliqua Angus.
- « Il lutte contre ses démons. Oubliez-le ».

La tête d’Otto se volatilisa et la paroi du cône retrouva sa transparence laissant filtrer la nuit. Les lunes rougeoyaient. Les couloirs de circulation superposés tissaient un écheveau multicolore, presque régulier jusqu’aux contours de la ville.

Une boule jaillit soudain sous leurs yeux, comme une pelote de laine creuse, angora électrique. Des centaines d’oursins flashant vibrillonnaient autour d’un corps d’enfant. Tomo, ça ne pouvait être que lui. Chaque oursin émettait ses ondes propres, obéissant à un profil comportemental propre, sautant aléatoirement d’une fréquence à l’autre avec une frénésie gourmande. A eux tous, la noria d’oursins bâtissaient une cage de Faraday virtuelle qui empêchait Tomo de recevoir ou d’émettre des informations. Toute sa connectique était réduite à néant. Il avait beau se contorsionner, anticiper les trajectoires, émettre des rayons hors de lui, comme autant de cannes blanches : il était dans l’impossibilité de percer la muraille, d’atteindre la sphère et de communiquer.

Angus observait la bourrasque de pétales blancs qui dardaient leurs signaux autour de Tomo, recroquevillé. Lucia perçut l’état d’incommunication, la frustration de la déconnection. Puis le repli sur lui-même, l’isolation. La froideur soudaine de Tomo l’étonna, et la fit craindre un abandon. Il résistait mais se réfugiait dans des profondeurs éloignées des couches neuronales de connexion. La nasse grouillante avait verrouillé ses mâchoires sur le vieux pirate qui hibernait.

12 octobre 2006

Lucia ne peut pas s'empêcher

Les deux droïdes qui barraient l’entrée du cône avaient les mines patibulaires d’usage. L’entrée des visiteurs, par laquelle le lombric les avait digérés, était située au bas du cône. Le lombric, repu, s’était replié sur lui-même dans la paroi, en attente de nouveaux visiteurs.

Otto avait voulu un siège social tenant à la fois de la mitre et du cône, en guise d’affirmation de son techno-chamanisme baroque. Le résultat tenait plutôt de la termitière géante, avec les cônes annexes qui s’étaient ajoutés au pied du cône père. Un immense tore pivotait très lentement autour du cône, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, à une hauteur nombredoresque du sommet. Le tore flottait magnétiquement et sa structure de verre orangée et striée n’était pas sans rappeler les anneaux de saturne. Les cônes annexes, sièges sociaux des filiales de la Ranx, devaient se contenter en guise de tores, de balustrades suspendues à des filins métalliques.

Le long des parois externes des cônes, petits ou grands, des veines jumelles fluorescentes saillaient, palpitantes et verdâtres, pulsant les employés vers les étages.

En s’approchant du droïde de gauche, Angus s’aperçut qu’il dodelinait légèrement de la tête, entamant un léger mouvement oscillant, entraînant jusqu’à ses épaules. Une prière ? Une litanie ? Quelque protocole abscond ? Celui de droite se mit en mouvement également, sa main était violemment secouée par son avant-bras comme pour s’en débarrasser. Lucia capta l’analyse d’Angus et interpréta : « Autisme ». Des droïdes autistes, toujours ce goût de Ranx pour les monstruosités artificielles. Les intelligences artificielles autistes avaient vraiment existé, conçues pour former des nurses principalement. A moins qu’il ne se soit agi de prouver que comparativement les IA ne l’étaient pas tant que ça … On a tous besoin de plus autiste que soit.

Le mouvement de tête s’amplifia à leur passage, il allait finir par se jeter sur le sol. Lucia s’approcha de lui et lui caressa l’épaule, en se servant des vibrations de son derme pour guider ses mouvements. Cela sembla l’apaiser ou tout au moins déclencher une nouvelle séquence, il se retourna. L’autre droïde accompagna ses tressaillements de cris qui ressemblaient à des postillons sonores projetés circulairement par une bouche démantibulée. Lucia lui parla, en vain. Mais quand il lui effleura la joue, en la zébrant du doigt, cela ne pouvait pas être que par maladresse, et il inclina la tête sur la droite, en un filet de bave silencieux. Angus commençait à bouillir, mais un regard de Lucia, très à cheval sur les rituels, le refroidit.

Les deux droïdes entamèrent alors un ballet presque gracieux, en tournant le dos aux trois invités, et revinrent quelques secondes plus tard avec chacun une joy-skin sur l’avant-bras. Leur démarche était devenue tout à fait ordinaire, une paire de majordomes au réveil, un brin mécaniques comme il se doit. Angus et Lucia se déshabillèrent et revêtirent les skins, qui prirent les couleurs de leurs états d’esprit. Ce n’est qu’après avoir machinalement palpé et pincé leurs nouveaux replis, comme des sharpeis sous cellophane, qu’ils réalisèrent que Tomo avait disparu.

12 octobre 2006

Angus se fait une séance de batmobile fantôme

La limo s’éjecta du rail porteur et chuta obliquement en entamant un léger mouvement de balancier, façon plume rose alanguie, pour se poser sur la Ranx avenue.


Un énorme lombric annelé, une suceuse, émergea du bâtiment central et se dirigea vers elle. La limo s’immobilisa, hypnotisée, et les mâchoires de la suceuse ventousèrent le toit ouvrant. Un cliquetis grinçant, succion métallique, accompagna l’ouverture du sas. Les 3 humains furent gobés comme des œufs et placés sur un drone à la forme rappelant vaguement une chauve-souris bedonnante.


La paroi interne du lombric tenait du « wall of fame » à la gloire des séries épiques de la Ranx. Dans des niches aux tentures veloutées, des représentations 3D de personnages cultes se trémoussaient en paraphrasant leurs répliques clés. Au dessous d’eux, sous le bat-drone, une succession de décors aquatiques répondaient aux ciels tourmentés qui décoraient la voûte.


Seul Tomo appréciait vraiment la scène, au-delà du mauvais goût étalé. Les flots sous leurs pieds, respectaient scrupuleusement la chronologie des grands graphistes de la Ranx, les technologies s’enchaînaient, par paliers de progrès imperceptibles, ou par des inventions disruptives, ou des effets de modes éphémères relégués aux oubliettes numériques. Il se régalait. Se rappelait ses années de compétition, ses nuits sans fin, en nage, ses trophées de points au petit matin.


Lucia était presque absente du spectacle. Elle lisait mal Tomohiko, comme tous les connectés distraits, et Angus bougonnait face à ce rituel qui lui forçait la nostalgie. Encore un de ces moments où il enviait la cécité de Lucia, qui lui épargnerait la brochette de femmes à barbe de Barnum Land. Quelque chose d’obscène que de découvrir les icônes de son enfance en pantins gesticulateurs et obséquieux. Ses vieux fantasmes se dandinaient, là, dans leurs alcôves de pacotille,  refourguant leurs boniments : des guerrières dénudées sanguinolaient en pavoisant, sans ennemis, ni psychose meurtrière. Des druides lançaient des maléfices en boucle, autant de troubles obsessionnels compulsifs, en libidineuses toges blanches échancrées. Des elfes bandaient leurs arcs, comme des culturistes faméliques et un peu efféminés. Des baroudeurs sur membrés débordant de gadgets greffés invectivaient des dieux indolents, comme de bègues barbares d’apparat. Des orgies à blanc, des boucheries silencieuses, des génocides stylisés …


Même les lombrics ont un sphincter et l’orifice de lumière bleue électrique  expulsa Angus hors de sa nausée.

12 octobre 2006

Lucia écoute d’un œil

Lucia était d’une gigantesque paresse. Même écouter la fatiguait. Alors elle posait sa tête sur les genoux d’Angus, et sentait à travers lui, bien au-delà de l’étoffe soyeuse des soldats de l’empire, sentait ce que disait Tomohiko.


La limo s’était faite sombre autour d’eux. Clinquante, mais sombre. Parois ivoire et revêtement de cuir rouge, avec cette obsession du détail « vintage » qui caractérisait tout ce que touchait Otto Ranx, à l’obsession. Les matériaux à texture programmable se veloutaient, s’amollissaient, au fur et à mesure que les doigts s’y perdaient. Et si l’envie vous prenait d’une quelconque fermeté, ils se raidissaient, se plastifiaient, se vitrifiaient en minéral granitique s’il le fallait. Une guirlande de flammèches folles vibrionnaient au plafond, et rebondissaient sur les surfaces complices, en tous petits éclats, roses de sable incandescentes et miniatures. Jusqu’aux yeux d’Angus, bleus métal liquide. Lucia était jalouse de l’attention monomaniaque que Tomo savait provoquer chez lui. Mais c’était un peu son boulot.


Une IA droïde d’accueil, style 22ème siècle sino-terrien, bouclait l’ambiance. Un drôle de petit droïde d’ailleurs, avec ses cils de gecko au bout des tentacules, qui lui permettaient d’adhérer à toutes les surfaces avec insolence. Sans quitter ses visiteurs des yeux, le corps arachnéen pivotait comiquement autour du visage immobile, braqué vers Tomo qui parlait, et le corps escaladait, ou pendouillait vampiriquement, puis dégringolait, stupéfait de quelque chose, captivé, et puis se retranchait dans un coin.

Otto Ranx – on disait Otto, en général, même quand on n’était pas un intime, car le nom de Ranx siglait à peu près tout ce qui était organique ou pas dans les parages – Otto était le plus grand collectionneur de droïdes historiques connu à ce jour. Une filiale de la Ranx, produisait même des copies signées, à façon, pour les collectionneurs ou les fétichistes historiens. La seule coquetterie avec l’histoire que se permettait Otto consistait à intervertir les boîtiers cognitifs de ses droïdes, pour perturber ses visiteurs. Outre les prouesses techniques que cela demandait à ses droïticiens, il y avait quelque chose d’effroyablement douloureux dans la cohabitation entre une boîte de conserve préhistorique et une intelligence rutilante. L’inverse, un corps d’homme synthétique sur-membré habité par un cortex de crustacé était tristement plus banal et moins insoutenable à l’oeil. Cette droïde d’accueil là, par exemple, pouvait tout à fait cacher une IA de toute nouvelle génération, mais elle se contentait de murmurer un vieux Rythm & Blues, gentiment, comme si de rien n’était, en lézardant les murs de ses hoquets sporadiques. 


Angus se concentrait sur les paroles de Tomo. Lucia se concentrait sur ce qui filtrait d’Angus.


« La Ranx détient à ce jour plus de 40% de part de marché galactique du jeu. Son rival de toujours, la Blizz Corp, à peine 25, et aucun des plus gros suivants n’atteint les 10%.


La  consommation de jeux est très disparate dans la population. Si les jeux primaires (combat, sexe, stratégie) ont encore du succès dans les colonies reculées de l’empire, leur temps d’audience a peu à peu décliné au profit de celle des jeux périsphériques, dans les mégapoles et les hubs de connexion. Ces jeux arrivent à réunir plusieurs dizaines de milliards de joueurs simultanés, en particulier autour d’évènements phares comme le grand jeu annuel de la sphère : les sphériades, véritable liturgie extatique organisée par la Ranx.


Les jeux périsphériques ne sont plus à proprement parler des jeux. Ce sont des espaces de vie à part entière, et les joueurs ne s’en déconnectent que quelques heures par jour, pour se livrer à des activités organiques élémentaires, en général plutôt fades et au péril de leur vie  numérique, car le jeu continue.


Pour la Ranx, les jeux périsphériques sont une quadruple source de revenus, phénoménale, à tel point que les jeux primaires ne sont plus que des produits d’appels, bradés, pour éduquer les ploucs des colonies et exciter les papilles des sous-connectés. Même la soldatesque impériale finit par cracher dessus. Première source de revenu, les abonnements des joueurs, et le pouvoir d’addiction est tel qu’on ne change d’espace de jeu qu’en cas de mort numérique violente et désespérée, ce qui reste un évènement rare.  Toute la mythologie sous-jacente, ciselée à souhait par les créatifs, tend à faire espérer des métempsychoses les plus improbables. Ensuite, il faut considérer que les joueurs doivent se connecter physiquement au jeu, et pour cela acquérir et se faire implanter un ensemble d’équipements de connexions – en général les familles empruntent pendant des décennies pour équiper leur progéniture du matériel ad hoc leur permettant de s’échapper, par des prouesses au jeu, à leur condition – équipements bien entendu « recommandés » par la Ranx, sous peine de danger viral ou d’inconfort « notoire ». Ces jeux drainent une audience au moins aussi considérable que profilée, ce qui en fait le marché publicitaire par excellence, puissant et ciblé à la demande. Enfin, dernière source de revenu, au sein même du jeu, un univers marchand prospère, clonage de l’univers réel, où l’on peut à la fois vendre ses prestations et acheter des armes de guerre, des coquins de sort ou de l’habillement tendance. Univers de négoce dans lequel la Ranx joue un rôle de banque, avec les commissions que je vous laisse imaginer.


Bien entendu, pour orchestrer cet univers, la Ranx doit investir des montants colossaux, et tout azimut.  Techniquement bien sûr, puisqu’il s’agit d’intégrer les nouvelles capacités sensorielles des capteurs, comme la joy-skin que tu as testé dans la clinique de réveil. Elle doit faire feu des dernières découvertes logicielles, pour bâtir des décors virtuels ébouriffants et riches en émotions inédites. Artistiquement, l’investissement est encore plus massif, des dizaines de milliers de directeurs artistiques, parcourent la galaxie pour identifier les variantes des grands mythes de l’humanité, pour repérer les raconteurs d’histoires les plus lyriques, les bonimenteurs de square, les dictateurs tribuns, les gourous cosmo-planétaires, les bâtisseurs de sectes en série, les pamphlétaires sulfureux, les call girls fétichistes, … et les débaucher pour participer à la création de nouveaux plans du jeu, chausse-trappes épiques capables de captiver les joueurs quelques nuits de plus.


Mais le plus lourd des investissements reste sans conteste les projets de recherche fondamentale entamés par la Ranx en LPS (ludo-psycho-sociologie), visant à industrialiser la compréhension du comportement du joueur face aux stimulis physiques et symboliques de la narration dans laquelle il est plongé. La Ranx a entamé une systématisation de ces recherches à une échelle inconnue jusqu’alors, pour amplifier son potentiel d’addiction et mieux prédire les réponses des joueurs aux sollicitations des influenceurs.


Avec les hébergeurs des soul-bases, et les cosméticiens de la connexion, la Ranx est aujourd’hui le conglomérat le plus puissant de l’empire. Il est dirigé depuis plusieurs siècles par un trium vira redoutable : Otto, Ubis et une IA clonée et maintenue par la Shère : l’Ecume. »


-         « Comme toi », interrompit Angus,
-         « Je suis né homme, je te rappelle »
-         « Pour ce qu’il en reste », lacéra Lucia
-         « On naît tous de la névrose d’un homme, la question est d’en sortir à temps », conclut Angus, pour passer à la suite.

                                    

« Quoiqu’il en soit, Otto est en charge des technologies et des partenariats commerciaux, Ubis de l’artistique et l’Ecume, de la symbiose joueur-jeu. A moins de 15 jours des sphériades, le monde du périsphérique est en totale ébullition, et je pense qu’Otto va nous charger d’une mission de protection de confidentialité ou de détection de fuite. Les enjeux sont tellement lourds, la pression de la concurrence et des influenceurs sur le déroulement du jeu si grande, qu’il doit vouloir d’assurer d’une étanchéité maximale des synopsis et des dernières trouvailles technologiques de sa clique de savants. »

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12 octobre 2006

Angus joue à se souvenir

Il y avait cette femme sur lui qui cherchait son plaisir.


Une femme, c’était un bien grand mot. Angus avait choisi le duplicata de Pier. Pour sa peau. Pour être dans l’eau aussi. Pour sa peau. Sous ses doigts, sa peau. Ce grain épais, rêche, presque abrasif. L’effet de micro-billes de soude dans des toilettes de mécano. Sa peau.


Pier, à l’époque des faits, était une jeune morphique, plutôt réussie. Les morphiques considéraient le monde comme une gigantesque île du docteur Moreau, et se manipulaient le code génétique, de génération en génération. L’argent de la mode, donc les progrès des laboratoires de bricolage (légaux ou illégaux) étaient tels que certaines chimères étaient considérées comme viables. Passée la mise en quarantaine vétérinaire, elles rejoignaient la grande fraternité des humains. Femmes à barbe du barnum bigarré de la jet-set impériale.


Tout partait d’une immense supercherie, vieille comme l’humanité. Boire du sang de taureau rendait fort, de la corne de rhinocéros priapique, et du corps du Christ vertueux. On avait donc, à tâtons, modifié quelques gènes humains pour les faire se rapprocher de tel ou tel animal aux vertus oniriques. Des vagues entières de morpho-bovidés, de morpho-félidés de morpho-reptiles et autres morpho-marsupiaux, déferlaient dans les soirées de l’ambassadeur pour attirer quelque aristocrate désoeuvré et stérile de préférence. Soyons clairs : très peu d’organes étaient impactés. En général seul le système pileux, le derme, et quelques parties visibles du squelette passaient les fourches caudines du principe de réalité Darwinien. Ce n’est pas tant ces gadgets de surface qu’appréciait Angus, qui avait eu sa période morphique au sortir de l’adolescence, ravitaillé qu’il était dans les anti-chambres du gouvernorat d’Alicante. Ce qu’il aimait, c’était la ferveur avec laquelle les morphiques se conformaient psychologiquement aux clichés bestiaires de leur animal totem. Aidés en cela par quelques nano-psychotropes habilement séquestrés dans l’organisme, les morphiques jouaient à être leur forme. A en être troublant de vérité mythologique.


Angus s’était amouraché de Pier dans un immense Jaccuzi surplombant la baie de la capitale. Sous le dôme cristallin, dans une pénombre fluo-boréale, elle avait effleuré sa peau comme une pickpocket. Hybride quelque part entre la loutre et l’otarie, contorsionniste et mutine, elle lui avait fait travailler son apnée comme jamais. Perdre pied dans le grand bain d’une autre et se raccrocher à de si vieux réflexes … d’avant l’humanité. Sa peau qui était l’aspérité faite chair. De drôles de hanches, stylisées, comme reprises au fusain, par acquis de conscience. Des jambes anecdotiques et ces doigts palmés d’une membrane souple et froide, humide au contact. Un torse puissant, conique, prolongé par des bras, à peine anorexiques, des bras tout en nerfs, en lanières de fouet. Rien à empoigner, juste une peau étrangement sablée, ointe de l’intérieur par des implants odoriférants connectés à ses humeurs. Pier se mettait en scène, flottait sur des rouleaux d’impulsions, marémotrice, houleuse ou pourléchante. Pier louvoyait, subaquatique et vrombissante, avec un homme sur le nez.


Ces coudes sur le rebord du Jacuzzi, la colonne vertébrale en bouillie, avec vue sur la baie scintillante de vaisseaux de nuits, Angus s’adaptait aux caprices d’une jeune morphique femelle, acrobate et palmipède.  Il se perdit plutôt qu’il ne jouit. Et l’attendit. Il y avait cette femme sur lui qui cherchait son plaisir : le sien, aveuglément. Il ne le sut que lendemain, aveugle était Pier. Un gène de taupe égaré dans un fond d’éprouvette …


Ils se revisitèrent ainsi, sur la planète des cinq lunes, rien ne changeait jamais vraiment avec Pier. La pigmentation de sa peau, en évolution, qui devait signifier quelque chose. Un appel à l’aide, encore sourd. Et cette balafre au cou, chaires boursouflées entrouvertes, qu’elle n’avait pas fait gommer, pour se remémorer quelque blessure. Angus lui offrit la tendresse des vieux amants passagers, sans jugement, sans intrusion, puis s’éjecta du jeu.


Lucia et le petit Tomo se tenaient par la main, au bout de son lit, dans un vilain remake de la famille Ingals, à gerber.
-         « bonjour mon chéri, bien dormi ? » Il sentait qu’elle allait lui demander d’aller couper du bois en chemise blanche avec de grosses bretelles.
-         « ta gueule Lucia, mes souvenirs sont plus belles que toi », décidément trop d’ironie au réveil tue
-         « elles ne savent rien de toi » Passant sa langue sur ses lèvres, comme si elle goûtait son pouls en rémanence de  ses péchés.
-         « bon, les tourtereaux, si on se dégénitalisait deux minutes, la limo de la Ranx nous attend »

                                    

 
Une bise non contractuelle à l’étant-un androgyne, et Angus, accompagné de sa petite troupe, sortit de la clinique de réveil pour s’engouffrer dans le véhicule personnel d’Otto Ranx, seigneur et maître du conglomérat éponyme.

12 octobre 2006

Sous la peau d’Angus

Il y avait cette femme sur lui qui cherchait son plaisir.


Dans la salle de bain, il avait revêtu son joy-skin, le derme en élastomère connecté. Tout son corps était emboudinné dans cette peau qui offrait le contact avec le jeu. Des paupières aux orteils, pénis inclus – tu parles ! – sa surface était désormais un immense écran tactile. La couleur était moche à souhait, pour se sentir un peu plus batracien sans doute, un batracien mazouté.
Il avait choisi « sexe ». Sur cette planète, les combats étaient trop sophistiqués, on venait de trop loin pour qu’ils soient bruts comme Angus les aimait. Faire de la lutte gréco-romaine avec une raie manta épileptique relevait du grand guignol et il n’avait pas besoin de se marrer, là, maintenant. Juste de cogner, de briser quelques os, de s’en faire exploser éventuellement, et de sentir le KO qui allait l’emporter quand il baisserait sa garde, par une feinte inadvertance. « Sexe » donc.


Le choix était immense et les mini bandes annonces (les skin-trailers) totalement étourdissantes, jusqu’à la plus extrême des frustrations, son corps tout entier était traversé par des arcs électriques clignotants. Mais il n’avait pas la tête à l’exotisme. Il allait encore donner dans l’ex. Dans l’ex-partenaire. Un peu régressif, ok, mais pas envie de prendre des risques, foutue mélancolie du voyageur. La catégorie « ex » n’était pas disponible sur toutes les planètes, tant il fallait des puissances de stockage local et de calcul considérables.   Les êtres-copies des ex, leurs duplicata d’âmes, étaient téléchargés sur la planète, à la réservation du voyage, et les simulateurs locaux les faisaient tourner à la demande.


Des débats sans fin avaient eu lieu au parlement, la structure législative de caution de l’empire, quant au droit du souvenir. On avait conclu que si un humain Alpha avait eu un rapport sexuel librement consenti (je vous passe la définition houleuse de la notion, rien d’érotique du tout) avec un humain Bêta, à l’instant t, alors Alpha pouvait utiliser sans limite dans le temps l’être-copie de Bêta à t, sans que Bêta puisse s’y opposer. Seul le coût de l’opération limitait les recours systématiques à la sauvegarde, et forçait au tri entre ce qui était une expérience sexuelle mémorable et ce qui n’en était pas. On pouvait se faire plaisir avec l’image figée de ses ex, ad libitum. Seul hic, Bêta pouvait être prévenu, en temps réel, de l’utilisation que vous faisiez de son souvenir – l’usage de son duplicata étant considéré comme un libre consentement, Bêta pourrait utiliser plus tard le souvenir réactualisé d’Alpha -. Angus, qui avait accumulé pas mal d’expériences au cours de sa vie de soldat puis de détective, disposait ainsi, quand il ne les désactivait pas, de tout un faisceau de stimuli, de ses souvenirs de lui consommés par ses ex, à des instants de lui qu’il aurait eu de la peine à se remémorer tout seul. La loi stipulait en revanche qu’Alpha ne pouvait disposer de versions récentes de Bêta qu’avec l’accord express de celui-ci. En général, cet accord était rarement offert gracieusement. Garantir à son ex un accès à son intimité dans le futur était assez désagréable, intrusif même. Mais cela faisait partie des protocoles d’accord entre partenaires, et on se promettait n’importe quoi pour captiver l’autre, vieille astuce de l’humanité.


Consommer le futur d’une ex était un des passe-temps favoris d’Angus. Il y avait assez de « sécurité » dans le souvenir pour qu’il se sente à domicile, qu’il n’aie pas tout à refaire, et venait s’y ajouter cette dose d’exotisme prédictible, qu’il ne tenait qu’à lui de mesurer. De vieux amants se répondaient ainsi, à quelques planètes d’écart, asynchrones, se laissant des messages corporels, se piégeant, se vengeant, se renouvelant. Empiler des couches de traumatismes comme autant d’emplâtres à la nostalgie.


Il y avait cette femme sur lui qui cherchait son plaisir.

12 octobre 2006

Je rêve souvent de Tomohiko

Longtemps que les séances d'acuponcture gothiques ne faisaient plus rien à Angus. D'autres aiguilles tricotaient sur le corps écorché du petit Tomo. Des pinces écartaient les chairs rougies, les aiguilles sondaient les connections synaptiques, une à une, et informaient les sondes placées sur la boîte crânienne épluchée, pour validation. Viendraient plus tard la phase de tests fonctionnels, où un enchaînement d'opérations stéréotypées (programmées par Tomo, pas fou) viendraient se succéder à des cadences de plus en plus infernales.

La difficulté du réveil des connectés résidait dans la complexité des matrices de connexion internes. Normalement, un connecté ne "pensait" pas par lui-même à proprement parler. Son corps l'informait via la sphère, sa mémoire se nourrissait à même la sphère, et tout ce qui pouvait émaner de lui avertissait la sphère à des débits vertigineux. Particulièrement sur la planète des jeux, dont toute l'économie en dépendait.

Généralement, on en mourait. Comme un gremlins au micro-onde. Le premier virus tapi dans une sous-sphère tropicale, une sphère de Sloterdijk par exemple, se jetait sur un connecté un peu frêle, tout pataud dans son écorce placentaire, l'éloignait du troupeau, et le bouffait tout cru en un "gros câlin" fatal. Espérance de vie d'un connecté : 6 mois. Certains signaient pour un retour en arrière, s'ils avaient pris soin, de contracter une assurance de sauvegarde en soul-base. Mais vieille de quand ? Trop récente et le virus était peut être déjà là, embryonnaire mais vivace. Trop vieille et c'était une régression. Toute relative la régression, puisque, par essence, on ne pouvait se souvenir (et a fortiori regretter) une existence que l'on n'avait pas eu l'occasion de vivre justement. Mais ça foutait le cafard quand même, par anticipation rétrospective.

Les connecté dépendaient totalement de la sphère. Ils vivaient par procuration et condescendaient à se servir de leur corps d'enfant du bout des lèvres, quel intérêt. Ils se contentaient de synthétiser, et de décider, la plupart du temps submergés d'influx cacophoniques. Ils jouaient à vivre. Quand ce n'était pas un virus qui vous snipait - et donc libérait un corps à courte échéance, qui se revendait au marché parallèle -, c'était un blues monstrueux qui vous faisait bouillir le cervelas. Décider de quoi, pour quand, avec quel impact ? Même le temps de la décision était une ressource raréfiée, que d'autres prothèses vous aidait à gérer, elles mêmes consommatrices et avares de votre attention, que les stimuli s'arrachaient. Un jeu de Tétris fou, aux pièces hystériques et difformes, sans préavis. Seuls quelques stratèges sortaient du lot, sélection naturelle pour l'industrie du jeu.

Tomo avait 68 ans, près de deux fois l'âge d'Angus, et trois fois celui de Lucia. Tomo était le seul connecté recensé ayant dépassé la 20aine d'années standards. Tomo était un Dieu vivant, un guerrier, un survivant, un dinosaure émacié mangeur d'étoiles. Hébergé dans une boîte crânienne de gosse de 5 ans, Tomo était une antiquité flamboyante, résumé compacté de centaines de milliards de vies. Un Dorian Gray ressuscité. Non, un Dorian Gray même pas mort.

- "Ok, ça va, fermez". Angus était saoulé du point de croix.

- "Comme il vous plaira, souhaitez vous être informé de l'avancée des tests fonctionnels détective Angus O'Doul ?", proposa l'étant-un, avec une naïveté toute protocolaire.

- "Fais chier"

- "Nous vous préviendrons quand il sera sur pied. Ses chances de ..."

La chaise fit voler en éclat le visage de particules androgyne, comme un cachalot dans un banc de crevettes moiré. L'étant-un se refit une beauté nébuleuse, et disparut dans un tableau de maître, liquéfié de tant de mépris. Un Renoir joyeusement guinguette fit l'affaire. Les étant-un étaient des intelligences composites, en l'espèce, celui-ci représentait l'ensemble du personnel de la clinique de réveil. L'étant-un agrégeait leurs pensées, et représentait leur communauté auprès des tiers : patients, fournisseurs, autorités. Les étant-un étaient par construction consensuels, donc fades et écoeurant de compromis. Imaginez deux secondes un logo dessiné par une assemblée de copropriétaires et vous aurez une petite idée de la psychologie d'un étant-un. De la soupe à communiquer, de la dilution d'avatar avec une répartie de moule marinière. Les étant-un médicaux n’étaient pas les plus futés du lot, pour couronner le tout, ennuyer à mourir ne faisant pas partie des maladies nosocomiales recensées.

J'adorais Tomo. C'était le grand-père idéal : cynique et lyrique à la fois. Il avait fait une copie de lui-même, sentant sa fin proche, dans une série de lycaons en peluche qui avait fait un tabac dans les milieux pédagogiques aristocrates et haut-bourgeois de la guilde. Papa me l'avait rapporté d'une mission, un de ses clients lui avait offert - que lui avait-il offert en échange ? - en me disant qu'il était unique, qu'il ne fallait surtout pas en parler à ma mère. C'est comme ça que j'ai passé les 10 premières années de ma vie avec Tomo 1.0 dans la poche, avant qu'on me le vole.

C'était une version de lui-même un peu rustique bien sûr, et lourdement handicapées puisqu'il n'était pas connecté. Mais vers la fin de sa vie, Tomo avait réussi, au prix d'efforts monstrueux, à s'extraire, à s'extirper des tentacules intimes de la sphère. Comme ces cétacés qui portent des traces de Calamar géant sur la peau, en forme de soucoupes, Tomo avait gardé des impacts irréversibles de ses échanges fusionnels avec la sphère. Pas vraiment un Altzheimmer, car la mémoire s'achetait et se greffait à loisir, mais des béances plus nostalgiques : le constat d'une inaccessibilité fondamentale, une mélancolie de surface. Une condamnation au partage de séparations dans la relation à l'autre. Ecouter, voir, sentir, et se contenter de ne faire que ça quand on a tété au sein de la sphère pendant des années ... Mais comme grand-père en peluche il était parfait. Il critiquait tout, les règles, les codes, les symboles, les rites qui cernaient mon quotidien. Et quand je baissais les bras, de tant de filets au dessus et au dessous de moi, apprenti funambule interrogeant sa valeur, il me regonflait, me hurlait de reprendre mon balancier où je l'avais laissé. Un jour de noirceur crasse, où je mordais la sciure de mes velléités putassières, il est sorti de lui, littéralement. Il ne l'avait jamais fait, il s'était réservé pour ce moment. Le lycaon a émis des ondes vers des holo-tags tout proches, et il m'est apparu. Il s'est incarné en grand-père. Je revois ses mains ridées, momifiées, sa chevalière qui brillait, son bras sur l'accoudoir, ballant, comme offert à la saignée. Il m'a parlé longtemps, il riait, il m'a parlé de lui, de ce qui l'avait fait se retirer de la scène. De la vie d'homme qu'il me fallait me construire, des erreurs que j'allais devoir commettre et dont il ne me parlerait pas, pour que j'en bave, que je m'écrive. Et puis j'ai vu les vers grouiller sous sa peau, pour présager du squelette qu'il serait, symboles des connections déchues. Ses pores se refermaient sur lui, autant de nombrils tueurs. Je pense qu'on ne me l'a pas volé. Qu'il s'est dissout dans ma poche. Maman pense que je suis lui, quand je la fais pleurer. Mais elle se sent coupable. Tomoïko pas. Tomoïko avait expié.

Angus se démangeait. Le décalage corporel le travaillait et il voulait regagner sa peau coûte que coûte. Un traitement de choc s'imposait. Sur la planète des jeux, la planète des 5 lunes, ce n’étaient pas les distractions qui manquaient.

- "Clinique ?". Dégoulinade de Renoir androgyne

- "Détective Angus O'Doul ?"

- "Je veux jouer !"

- "Multi, Bi, Solo ?"

- "Bi "

- "Stratégie, art, combat, sexe ?". Ondes de choc dans la pièce de Lucia.

- "Fermez la cloison vers Lucia, barrage ionique maximal"

- "C'est fait"

- "Renforcez les pare-feux. Vous avez une sensitive de niveau impérial là dedans, si la moindre parcelle de mes pulsions passent la cloison, vous aurez sa mort sur les bras, et vous rendrez des comptes à la Ranx"

- "Pare-feux mis en place détective O'Doul : art, combat ou sexe ?"

Angus interrogea sa soif.

12 octobre 2006

Tomohiko rêve toujours

Angus ne lutta pas contre les inhibiteurs qu'on lui avait injectés. Il soupçonnait les nano-pillules calmantes d'être excitées par sa propre excitation, et de la dévorer de l'intérieur. Hébété, il s'assit avec précaution sur le lit et se souvint qu'il ne devait pas oublier quelque chose.

Les phases d'endormissement avant les désincarnations de transport provoquaient d'étranges pertes de mémoire. Les drogues utilisées n'étaient pas les seules coupables, surtout pour Angus qui faisait un usage immodéré de régules, ces pastilles régulatrices d'humeur, qui lui permettaient de contrôler ses cycles et se hisser au niveau de ses interlocuteurs, ou de décompresser en accéléré. Plutôt que les drogues, c'était le principe même du transfert qui créait ce flottement mémoriel. Une fois le voyageur apaisé, au seuil de l'endormissement, on scannait son contenu neuronal et synaptique cérébral, qu'on up-loadait jusqu'aux soul-bases. De là, quelques pico-secondes plus tard, selon les distances, le contenu était down-loadé dans le corps cible, préalablement nettoyé de ses scories d'humanité. Les scientifiques soupçonnaient le début de rêve arrêté à l'upload de venir s'entrelacer avec les rémanences du rêve du corps hôte. Le cerveau ayant la sale manie de vouloir donner du sens à tout, il mélangeait les deux rêves, pour fabriquer une histoire à l'interlude vécu. Un bricolage cognitif improvisé, mais désagréable à vivre.

Angus détestait cette béance des dream-mix. Intrinsèquement, on mourrait un peu à chaque fois, ce qui était déjà idéologiquement désagréable, mais qui plus est, on se faisait parasiter le tête par les résidus de rêve d'un autre, ce qui était répugnant au plus haut point. Angus était le fruit de croisements génétiques de grands voyageurs : missionnaires, reproductrices naturelles, pionniers, dealers, ... et n'avait pas trop à se plaindre, les flottements mémoriels subsistaient chez lui quelques heures, mais pouvaient durer des semaines chez le citoyen moyen de l'empire.

Angus triturait son bout de viande entre les dents, mais rien à faire, sa mémoire ne revenait pas à la surface. Il fallait qu'il se purge la tête. Son diaphragme l'emmena vers l'avant, et l'injection d'adrénaline que sa décision venait d'engendrer fit sursauter Lucia. Angus s'en voulut ce qui lui ramena en mémoire les blocages administratifs qui avaient ralenti leur transfert. Son connecté. Il hurla :"Où est Tomo ?"

Tomoïko était son connecté. Lui et Lucia constituaient sa garde rapprochée, et Angus ne s'en passait que pour les missions extrêmement physiques, pour ne pas les exposer. Mais faire entrer Tomo dans la planète du jeu n'avait pas été une sinécure. Un connecté, et lequel ! Des holo-tags, ces toutes petites poussières électroniques intelligentes et chromogènes, quittèrent les murs qu'elles tapissaient picturalement, et s'assemblèrent en un nuage 3D devant lui. Elles fabriquèrent un visage androgyne qui se voulait vaguement rassurant. C'était l'étant-un de la clinique de réveil.

-"Votre collègue Tomoïko, est en rêve de re-connection , vous voulez le visualiser ?"

- "Le rêve ?". On peut toujours tenter de socialiser.

- "J'ai dit : voulez vous le voir ? Si oui, nous allons éteindre la lumière pour ne pas perturber son sommeil. Voulez-vous ?"

- "Ok, go"

- "Allongez-vous, Angus O'Doul, cela peut être choquant"

- "J'ai dit ok !"

Le visage s'évapora comme une bulle de savon piquée au vif. La lumière déclina jusqu'à une nuit sans trop de lunes, et la cloison droite s'ouvrit sur une vision d'horreur. Un jeune garçon de 4 ou 5 ans se faisait disséquer dans les grandes largeurs. C'était la seule solution pour brancher un connecté dans un corps, moins de 6 ans, après la greffe ne prenait plus et les connections étaient grossières quand ce n'était pas défaillantes. Le crâne de l'enfant était un million de fois trépané d'aiguilles d'acier, qui clignotaient comme une devanture de bordel gothique.

12 octobre 2006

Lucia dort encore

Il sauta au bas du lit et ce fut sa première erreur. Il plongea dans une ouate de semi-appesanteur - pour son bien - et la prise en main de ses membres inférieurs fut une catastrophe humanitaire. Ne pas mettre les bras, pas les bras. Il se vautra sur le sol comme un pope en exil, goûta le choc sur sa joue, et sa tête rebondit d'un coup de menton improvisé. Restait le buste. Ses tétons mordus par le froid, il se mit debout en une reptation rénale fort peu érotique, avec une furieuse envie de se jeter contre la première cloison venue. Bousiller ce corps d'emprunt, lui faire cracher un signal de douleur, et vite, pour engager la conversation.

Mais il la vit, là. Lucia dormait derrière le paravent de verre à mémoire de forme. Il s'approcha, gauchement, et son front heurta la paroi, qu'il pénétra spongieusement. La cloison épousa son corps comme il la traversait, et il s'avança vers elle. Elle dormait. Le mur de verre n'était pas assez extensible pour qu'il la touche, il pouvait juste se pencher au dessus d'elle et l'observer. Comme toutes les sensitives, elle avait été incarnée en un être anorexique, imberbe et pâle, totalement dépourvu d'aspérité. Pour que rien ne s'accroche. Elle était recroquevillée, déjà en esquive du danger que représentait l'autre. Comment une telle grâce diaphane pouvait-elle abriter tant de barbarie sensorielle ?

Les sensitives n'étaient pas le fruit de combinaisons génétiques, comme les morphiques. On dit que la première apparut sous les traits d'une petite fille de 3 mois, seule survivante d'un vaisseau colonie échoué en banlieue d'une galaxie disgracieuse. Le gêne n'était saillant que chez les femmes et pouvait sauter plusieurs générations en toute impunité. Une sensitive ne pouvait habiter qu'un corps de sensitive. Elles se louaient ainsi les unes les autres leurs coquilles fantomatiques, alibis carnés, en en prenant le plus grand soin mais jamais pour bien longtemps. Leur longévité excédait rarement la trentaine (unité standard), et c'était déjà trente de trop.

Une sensitive n'était fonctionnellement ni plus ni moins qu'une plaque argentique émotionnelle, qui captait les rayonnements corporels des humains aux alentours - et de quelques bricolages génétiques approchants -. Les plus primaires d'entre elles, en particulier quand les premières générations apparurent, mouraient en général in utero, au premier conflit rencontré par leur génitrice. Celles qui avaient été épargnées s'échafaudaient de véritables murailles conceptuelles, pouvaient "développer" les photos émotionnelles capturées, et les traduire en signe. Lucia était de celles là et Angus ne pouvait plus se passer d'elle. Lucia reposait dans un bain de nouille chinoise translucide, qui lui donnait un semblant de pilosité gélatineuse et un peu argentée. Même si sa voix sonnait souvent comme un reproche vivant, il ne valait rien sans elle : aucun nano-équipement portable n'était capable d'entrer en compétition avec une sensitive de sa trempe, et l'avoir à son bras était l'équivalent de se greffer une méduse à l'âme. L'accès à des conversations d'un autre plan.

Quand il l'avait rencontré pour la première fois, elle pleurait déjà. Jamais un être n'avait autant pleuré pour lui, ça crée des liens. Elle avait 5 ans, dans sa petite robe rouge à col blanc, déchirée et sale. Immaculée d'innocence, malgré les tâches, dans une cité bidonville de nettoyeurs décérébrés, elle avait marché sur son corps, jeté là parmi un tas d'autres. Elle avait marché de ses pieds de mouette sur son torse qui saignait, s'était immobilisée sur lui et avait pleuré. Elle avait senti, dans ce charnier béant de corps en décomposition, le souffle de vie qui lui restait, et elle avait hurlé à chaudes larmes.

Les sensitives devenaient femmes plus vite que les naturelles, pour ce que ça leur servait, et Lucia était naturellement très vite passée de mascotte de l'équipe d'Angus à fiancée du chef de clan. Platonique à peu de choses près.

Il frémit en la regardant sur son lit de nouilles, soupe de sperme régénérante, et son érection bossela la paroi complice. Elle tressailli dans son sommeil et il se recula d'un bond qui le projeta sur le seul objet solide de la pièce, la chaise, qui lui éclata l'arcade sourcilière. Ce qu'elle pouvait être chiante, même en rêve, avec ses reproches. Et cette foutue apesanteur qui commençait à lui peser. Les particules de sang que sa blessure exsudait lui attirèrent les foudres des hélibots-nurses, qui le capturèrent, l'immobilisèrent, et le recousurent dans la même fraction de seconde, lui sembla-t-il.

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