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Sous Les Larmes Des Vierges
12 octobre 2006

Lucia dort encore

Il sauta au bas du lit et ce fut sa première erreur. Il plongea dans une ouate de semi-appesanteur - pour son bien - et la prise en main de ses membres inférieurs fut une catastrophe humanitaire. Ne pas mettre les bras, pas les bras. Il se vautra sur le sol comme un pope en exil, goûta le choc sur sa joue, et sa tête rebondit d'un coup de menton improvisé. Restait le buste. Ses tétons mordus par le froid, il se mit debout en une reptation rénale fort peu érotique, avec une furieuse envie de se jeter contre la première cloison venue. Bousiller ce corps d'emprunt, lui faire cracher un signal de douleur, et vite, pour engager la conversation.

Mais il la vit, là. Lucia dormait derrière le paravent de verre à mémoire de forme. Il s'approcha, gauchement, et son front heurta la paroi, qu'il pénétra spongieusement. La cloison épousa son corps comme il la traversait, et il s'avança vers elle. Elle dormait. Le mur de verre n'était pas assez extensible pour qu'il la touche, il pouvait juste se pencher au dessus d'elle et l'observer. Comme toutes les sensitives, elle avait été incarnée en un être anorexique, imberbe et pâle, totalement dépourvu d'aspérité. Pour que rien ne s'accroche. Elle était recroquevillée, déjà en esquive du danger que représentait l'autre. Comment une telle grâce diaphane pouvait-elle abriter tant de barbarie sensorielle ?

Les sensitives n'étaient pas le fruit de combinaisons génétiques, comme les morphiques. On dit que la première apparut sous les traits d'une petite fille de 3 mois, seule survivante d'un vaisseau colonie échoué en banlieue d'une galaxie disgracieuse. Le gêne n'était saillant que chez les femmes et pouvait sauter plusieurs générations en toute impunité. Une sensitive ne pouvait habiter qu'un corps de sensitive. Elles se louaient ainsi les unes les autres leurs coquilles fantomatiques, alibis carnés, en en prenant le plus grand soin mais jamais pour bien longtemps. Leur longévité excédait rarement la trentaine (unité standard), et c'était déjà trente de trop.

Une sensitive n'était fonctionnellement ni plus ni moins qu'une plaque argentique émotionnelle, qui captait les rayonnements corporels des humains aux alentours - et de quelques bricolages génétiques approchants -. Les plus primaires d'entre elles, en particulier quand les premières générations apparurent, mouraient en général in utero, au premier conflit rencontré par leur génitrice. Celles qui avaient été épargnées s'échafaudaient de véritables murailles conceptuelles, pouvaient "développer" les photos émotionnelles capturées, et les traduire en signe. Lucia était de celles là et Angus ne pouvait plus se passer d'elle. Lucia reposait dans un bain de nouille chinoise translucide, qui lui donnait un semblant de pilosité gélatineuse et un peu argentée. Même si sa voix sonnait souvent comme un reproche vivant, il ne valait rien sans elle : aucun nano-équipement portable n'était capable d'entrer en compétition avec une sensitive de sa trempe, et l'avoir à son bras était l'équivalent de se greffer une méduse à l'âme. L'accès à des conversations d'un autre plan.

Quand il l'avait rencontré pour la première fois, elle pleurait déjà. Jamais un être n'avait autant pleuré pour lui, ça crée des liens. Elle avait 5 ans, dans sa petite robe rouge à col blanc, déchirée et sale. Immaculée d'innocence, malgré les tâches, dans une cité bidonville de nettoyeurs décérébrés, elle avait marché sur son corps, jeté là parmi un tas d'autres. Elle avait marché de ses pieds de mouette sur son torse qui saignait, s'était immobilisée sur lui et avait pleuré. Elle avait senti, dans ce charnier béant de corps en décomposition, le souffle de vie qui lui restait, et elle avait hurlé à chaudes larmes.

Les sensitives devenaient femmes plus vite que les naturelles, pour ce que ça leur servait, et Lucia était naturellement très vite passée de mascotte de l'équipe d'Angus à fiancée du chef de clan. Platonique à peu de choses près.

Il frémit en la regardant sur son lit de nouilles, soupe de sperme régénérante, et son érection bossela la paroi complice. Elle tressailli dans son sommeil et il se recula d'un bond qui le projeta sur le seul objet solide de la pièce, la chaise, qui lui éclata l'arcade sourcilière. Ce qu'elle pouvait être chiante, même en rêve, avec ses reproches. Et cette foutue apesanteur qui commençait à lui peser. Les particules de sang que sa blessure exsudait lui attirèrent les foudres des hélibots-nurses, qui le capturèrent, l'immobilisèrent, et le recousurent dans la même fraction de seconde, lui sembla-t-il.

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